L’éditeur mauvais payeur [syndrome de]

“Le métier des lettres est tout de même le seul où l’on puisse sans ridicule ne pas gagner d’argent.”

Journal de Jules Renard, 1905-1910

Ayant cité Renard, on n’a pas tout dit, tant s’en faut. Cette faculté de l’écrivain à ne point gagner d’argent tient aussi à ce curieux syndrome frappant le monde de l’édition ; j’ai nommé le “syndrome de l’éditeur mauvais payeur”…

Le syndrome, donc, à peu près celui-ci : l’auteur sera payé – au mieux ! – de ses premières ventes. Tôt ou tard, les relevés de droits ne seront pas/plus envoyés. Si – réclamation oblige – ils finissent par être communiqués, ils resteront impayés… (Plus qu’un syndrome, une pratique ! un usage !)

Certes, l’éditeur mauvais payeur encourt les tribunaux. Selon une constante jurisprudence, il y sera condamné. Mais, les tribunaux, encore faut-il qu’on l’y traîne. Pour retarder l’échéance, l’éditeur mauvais payeur ne manque généralement pas de proposer à l’auteur un tacite marché de dupes : certes, pas une thune, plus un radis, et foin d’artiche… mais qu’est cela en regard de la reconnaissance sociale inhérente à la publication, au statut d’écrivain ?… Allons, un peu de sérieux, l’auteur ! Ne comprenez-vous pas, Œdipe petit pied, qu’à réclamer vos droits c’est le père que vous assassineriez ? Cette branche qui vous fait séant, iriez-vous la scier ?…

L’esclavage a beau avoir été aboli voilà deux siècles (décret n°2262 de la Convention nationale du 16 Pluviôse, an II de la République française, une & indivisible), sur la foi d’une simple promesse – être de nouveau publiés –, bien des auteurs accepteront cette forme de travail non rémunéré. (Pas moins rémunérateur – ô combien ! – pour l’éditeur mauvais payeur.)

La chanson est connue, et je serais mal placé pour prétendre en ignorer les couplets…

“Il n’est pas d’ego qui résiste à l’odeur de l’encre fraîche…”

Les testicules alimentaires, Renaud Marhic, Hématomes Crochus n°13, août 2003

Il n’empêche… À m’être égaré chez un mauvais payeur, je fais aujourd’hui, à mon tour, les frais du syndrome. (Moins que d’autres, il est vrai…)

Que s’est-il passé ?… L’apprenti sorcier a succombé sous les assauts des dupes susmentionnées, un jour lassées du marché : auteurs désenchantés à force d’impayés, transformés – mauvaise magie ! – en créanciers déterminés… Bien sûr, les “messages personnels” égrainés sur ce site au cours des mois écoulés n’y auront rien changé. Depuis belle lurette, le roi était nu… bluffeur patelin ignorant des rires, des pieds de nez qui se multipliaient dans son dos… inconscient des événements en cataracte l’obligeant, peu à peu, à révéler sa véritable nature… indifférent aux avertissements de mes Lutins (merci Bug)… croyant pouvoir s’opposer à la loi… (Que croyez-vous qu’il arrivât ?… ce fut la loi qui triompha…)

Après cinq ans de “traitement de faveur” (on me payait, moi, l’auteur qui ne transigerait pas…), je dois moi aussi passer par pertes et profits quelques milliers d’euros, oublier cinq années d’efforts éditoriaux, et m’accommoder de la disparition d’une partie conséquente de mon œuvre dispersée au hasard des soldeurs… (Mes Lutins, eux, rigolent – ravis de s’en aller, à p’tits prix, infester d’autres foyers.)

À ce stade, il fait beau citer Kipling… Sauf qu’à rebâtir sans un mot, je n’ai pas attendu de voir détruit l’œuvre de ma vie. Tandis que la galère prenait l’eau de toute part, que bruissait la révolte des rameurs, en soute, je travaillais d’arrache-pied à ce radeau bientôt à la mer. Quand enfin sombra la galère, déjà avais-je atteint d’autres terres…

Pour épilogue au naufrage, me reviennent mes 17 ans. Au café des copains, un soir, l’un de nous – musicien, dessinateur (il sera le premier à se ranger loin de toute carrière artistique…) –, celui-là, donc, m’avait caricaturé dans une posture trahissant mon actualité du moment. Où l’on peut me voir – sur fond d’espace intersidéral – occupé à changer de planète… (Mon univers était alors celui de la “radio libre” ; d’autres marchés de dupes y avaient force de loi, bien entendu.) Mâchoires serrées, je vais mon nouveau chemin – en toute détermination ; à bon entendeur… Punaisée au mur de mon bureau, elle n’en a plus bougé depuis, cette caricature. La contemplant un quart de siècle plus tard, me dis que je n’ai pas tant vieilli.

Marhic

A propos Renaud Marhic

Journaliste indépendant, Renaud MARHIC a collaboré à des publications choisies (Charlie Hebdo, Le Vrai Papier Journal, etc.). Essayiste, romancier, auteur jeunesse, il a publié une vingtaine d’ouvrages chez divers éditeurs. Grand amateur de récits folkloriques et légendaires – pour ce qu’ils révèlent de l’humain –, Renaud MARHIC vit en Bretagne. Devenu le “Petit Reporter de l’Imaginaire”, sa série Les Lutins Urbains met à l’honneur un “merveilleux merveilleusement incorrect”, invitant le jeune lecteur à une réflexion sur quelques thèmes universels, sans moralisme, en tout humanisme.
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